IX
INTRIGUE
Lewis Roxby, noble, propriétaire terrien et magistrat, surnommé non sans quelque raison le « roi de Cornouailles », se tenait au pied du clocher de l’église Saint-Charles-Martyr. Le vent glacé qui déboulait de la passe de Carrick lui tirait des larmes. A côté de lui, le curé de la célèbre église de Falmouth lui redisait d’un ton monotone combien il était nécessaire d’améliorer l’intérieur des lieux. Ainsi, l’école du dimanche qu’il avait aidée à créer pourrait être étendue aux jours de semaine. Mais il fallait d’abord procéder à des réparations sur la toiture et stopper les moisissures qui se développaient au sommet du clocher.
Roxby était conscient de l’importance qu’il y avait à aider l’église et la communauté paroissiale. Ou plutôt, de l’importance qu’il y avait à ce que l’on sache qu’il le faisait. Richard Hawkins Hitchens était probablement un bon pasteur et s’intéressait beaucoup à l’éducation des enfants. Le recteur en titre ne faisait que de rares visites à Falmouth. La dernière fois, c’était lors du service funèbre à la mémoire de Sir Richard Bolitho, au moment où l’on croyait qu’il avait péri en mer à bord du Pluvier Doré.
Roxby se souvenait encore des scènes d’enthousiasme lorsque deux officiers d’Adam avaient fait irruption sur la place au grand galop pour annoncer que Bolitho était sain et sauf. L’oraison funèbre de ce malheureux recteur s’était perdue dans le brouhaha lorsque les gens étaient sortis pour célébrer la nouvelle dans les tavernes.
Il se rendit soudain compte que le curé s’était tu et l’observait attentivement.
Il s’éclaircit la gorge :
— Bon, eh bien, cela représente une somme.
Voyant l’air abasourdi de son interlocuteur, il comprit qu’il commettait une bévue.
— Mais je vais regarder la chose. Je suppose que c’est effectivement nécessaire.
La ruse atteignit sans doute son but, car le curé lui fit un grand sourire. Roxby tourna les talons, assez irrité contre lui-même car il savait que cela allait lui coûter encore de l’argent. Il vit son cheval qui l’attendait avec son palefrenier et essaya de penser à des choses plus agréables, comme le bal de chasse qu’il comptait donner.
— Elle arrive, m’sieur, lui dit le palefrenier.
Roxby vit alors Lady Catherine Somervell qui tournait au coin de la Tête du Roi sur sa grande jument et traversait la place. Quand on y pensait, se dit Roxby, le nom de cette auberge était plutôt mal venu, sachant quel avait été le sort du roi Charles.
Il enfonça sa coiffure sur sa tête et essaya de ne pas regarder dans sa direction. Elle était vêtue de velours vert foncé, de la tête aux pieds, une capuche à demi tirée sur ses cheveux, ce qui accentuait encore la finesse de ses traits.
Il s’avança pour l’aider à descendre de sa monture, mais elle dégagea son pied botté de l’étrier et sauta à terre sans effort. Il lui baisa la main, il sentait son parfum même à travers le gant épais.
— C’est gentil à vous d’être venu, Lewis.
Elle l’avait appelé par son prénom, ce qui le fit frissonner. Pas besoin de se demander pourquoi son beau-frère en était tombé amoureux.
— Rien ne pourrait m’être plus agréable, ma chère.
Il lui prit le bras et ils marchèrent jusqu’à une épicerie. Il s’excusa de sa hâte et ajouta :
— Ce curé est gourmand. J’ai bien peur qu’il ait en tête autre chose que ce dont il a besoin !
Elle marchait avec aisance et hésita à peine lorsqu’ils quittèrent l’abri des maisons. L’air vif fit tomber la capuche sur ses épaules. Roxby était déjà tout essoufflé et faisait de gros efforts pour le lui cacher, comme il essayait de le cacher à sa femme bien-aimée, Nancy. Il ne lui était jamais venu à l’esprit qu’il buvait beaucoup et avait une alimentation trop riche, et que son état n’était donc guère surprenant.
— Je dois vous mettre en garde, chère amie, lui dit-il, ce que vous voulez faire va vous coûter cher.
Elle se tourna vers lui, un léger sourire aux lèvres.
— Je sais, et je vous suis reconnaissante de vous en soucier. Mais je veux faire quelque chose pour la propriété. A quoi sert de moissonner si les prix sont fixés par le marché ? Il y a tellement d’endroits où l’on a besoin de toutes sortes de céréales, des endroits où les moissons sont médiocres, au point que les gens frisent la pauvreté.
Roxby la regardait, étonné de son enthousiasme. Il savait qu’elle avait tiré beaucoup d’argent des propriétés de feu son mari, il aurait cru qu’elle le consacrerait à des vêtements, à des bijoux, à des maisons et ainsi de suite. Mais il savait qu’elle était fermement décidée et lui dit :
— J’ai trouvé le bateau que vous cherchez. La Maria José, elle se trouve à Fowey. J’ai envoyé l’un de mes amis y jeter un œil. C’est un habitué des tribunaux de prise.
— De prise ?
Roxby essayait de s’adapter à son pas.
— Elle a été capturée par les cotres de la douane. Contrebande. Vous pouvez la rebaptiser si vous le souhaitez.
Elle hocha la tête, ce qui fit s’échapper quelques cheveux de son peigne ; ses mèches volaient au vent.
— Richard dit toujours que changer le nom d’un bâtiment porte malheur – puis, le regardant droit dans les yeux : Je suppose que je n’ai pas besoin de demander ce qui est arrivé à son équipage ?
Il haussa les épaules.
— Ma chère, de toute manière, ils ne se livreront plus jamais à la contrebande.
— Sommes-nous loin de Fowey ?
— Une trentaine de milles par la grand-route. Seulement, le temps se gâte… – il réfléchit : Je n’ai pas envie de vous laisser y aller sans protection. Je vous accompagnerais bien, mais…
Elle se mit à sourire :
— Cela n’arrangerait pas votre réputation, j’imagine.
Il rougit.
— J’en serais très honoré, lady Catherine, et je serais fier de le faire. Mais on a besoin de moi ici avant que l’hiver s’installe. Vous pourriez faire halte à St Austell – j’y ai des amis. Je vais m’en occuper.
On comprenait au ton de sa voix : si vous décidez vraiment d’y aller.
Elle se détourna pour contempler les moutons qui se levaient autour des navires marchands au mouillage, les embarcations menées à l’aviron qui roulaient et tanguaient en vaquant à leurs affaires. Même à travers son gros manteau, le froid la piquait. Des feuilles flottaient à la surface de l’eau, les branches nues des arbres luisaient encore de la pluie tombée pendant la nuit. Et pourtant, on était encore en octobre, dans les derniers jours il est vrai.
Elle avait discuté de son idée d’acquérir un bâtiment avec un avocat venu tout exprès de Londres, pour se faire conforter dans ses projets. Il s’était montré aussi sceptique que Roxby. Seul Ferguson, le majordome manchot, avait manifesté de l’enthousiasme lorsqu’elle lui avait expliqué ce qu’elle comptait faire.
— C’est un joli bateau, lady Catherine, et costaud. Il pourrait naviguer jusqu’en Ecosse ou en Irlande si besoin. Ces gens-là savent ce que c’est que la famine, sûr que vu de chez eux, ça serait une bonne idée !
— Le voilà ! s’exclama Roxby en pointant sa cravache.
Avec ce froid, il était encore plus rougeaud que d’habitude.
— Les deux-mâts ? lui demanda-t-elle en le regardant de ses yeux sombres. Un brick ?
Il dissimula sa surprise, comment connaissait-elle ce genre de chose ?
— Et pas seulement un brick, mais un brick charbonnier, assez large au maître bau, avec des cales profondes qui le rendent capable d’emporter n’importe quelle cargaison.
Elle mit une main en visière pour mieux l’examiner. Il tirait lentement des bords pour entrer au port, ses lourdes voiles brunes se découpaient sur la pointe et la batterie de la colline St Mawes.
— Deux mille livres, disiez-vous ?
— Deux milles guinées, j’en ai peur, répondit Roxby, l’air soucieux.
Il surprit ce même sourire espiègle qu’elle avait eu chez lui au cours de ce souper. Elle lui répondit tranquillement :
— Nous verrons bien.
Voyant à quel point elle était décidée, Roxby reprit :
— J’arrangerai cela. Mais ce n’est pas exactement dans les compétences d’une femme et ma Nancy va me gronder si je vous laisse faire !
Elle se rappela soudain ce jeune aspirant qui avait été le plus cher ami de Richard, celui qui avait donné son cœur à celle qui avait finalement épousé Roxby. Roxby était-il au courant ? La sœur de Richard se languissait-elle encore de ce garçon mort si jeune ?
Cela l’amena à avoir une pensée pour Adam. Richard avait-il déjà réussi à lui parler ?
— Je rentre à cheval avec vous, lui dit Roxby, c’est sur mon chemin.
Il fit signe à son palefrenier, mais elle était déjà remontée en selle.
Ils chevauchèrent ainsi en silence jusqu’à ce qu’apparaisse entre les arbres déchiquetés et couchés par le vent le toit de la demeure des Bolitho. Une demeure massive, solide, sans âge, songea Roxby. Il s’était dit, à l’époque où la situation n’y était pas si brillante, qu’il pourrait faire un jour une offre de rachat.
Il jeta un coup d’œil de côté à la femme en vert. C’était le passé. Avec une personne comme elle, son beau-frère pouvait faire ce qu’il entendait.
— Il faut que vous veniez souper chez nous, lui dit-il d’un ton affable.
Elle ramena un peu les rênes, Tamara pressait le pas en voyant la maison.
— C’est très aimable à vous, mais plus tard, n’est-ce pas ? Embrassez Nancy pour moi.
Roxby la regarda disparaître entre les piliers usés par le temps. Elle ne viendrait pas. En tout cas, pas tant qu’elle ne saurait pas, pas tant qu’elle n’aurait pas de nouvelles de Richard.
Il soupira et fit faire demi-tour à son cheval. Son palefrenier trottait derrière à distance respectueuse.
Il essaya de penser à autre chose pour oublier la jolie femme qui venait de le quitter. Le lendemain matin, il allait être très occupé. Deux individus pris à voler des poulets avaient battu le gardien qui essayait de s’y opposer. Il devait assister à leur pendaison. Ces exécutions attiraient toujours une foule, pas autant toutefois que lorsqu’il s’agissait d’un bandit de grand chemin ou d’un pirate.
La pensée des pirates le ramena à ce brick charbonnier. Il allait remettre à Lady Catherine une lettre d’introduction qu’elle pourrait fournir à ses amis et une seconde, destinée à eux seuls. Il se sentait honoré de pouvoir la protéger, même s’il désapprouvait son idée de se rendre à Fowey.
Il était fatigué et se sentait quelque peu abattu lorsqu’il arriva dans sa grande demeure. Les allées et les communs étaient bien entretenus, les murs et les jardins en bon état. Des prisonniers de guerre français avaient fait le plus gros du travail. Ils étaient plutôt heureux d’échapper à la prison ou pis encore, aux pontons. Du coup, il se sentit charitable et ce fut d’assez bonne humeur qu’il retrouva sa femme dans l’entrée avec tant de choses à lui raconter. Aux dernières nouvelles, Valentine Keen, qui venait d’être promu commodore, et sa jeune épouse devaient leur rendre visite avant que Keen reçoive une nouvelle affectation.
Roxby en était content, mais annonça tout de même, l’air morose :
— S’ils amènent ici leur braillard, arrangez-vous pour que je ne le voie pas !
Puis il éclata de rire. Cela ferait du bien à Nancy d’avoir un peu de compagnie. Il songea à Catherine : et à elle aussi.
— Il faudra que nous invitions quelques amis, Nancy.
— Comment va Catherine ? lui demanda-t-elle doucement.
Roxby alla s’asseoir et attendit qu’une domestique lui retire ses bottes, tandis qu’une autre arrivait avec un verre de cognac. Magistrat qu’il était, il jugeait plus prudent de ne pas trop s’enquérir de son origine.
Il revint à sa question.
— Il lui manque, ma chère. Elle vit tambour battant pour ne pas voir passer les jours.
— Vous l’admirez, n’est-ce pas, Lewis ?
Il leva le regard. Elle avait un joli visage et des yeux dont il se disait, du temps de sa prime jeunesse, qu’ils étaient bleu lavande.
— Je n’ai jamais vu d’yeux comme les siens, répondit-il enfin.
Elle s’approcha de son fauteuil et il passa le bras autour de sa taille, qui était assez considérable, alors qu’elle avait été si fine autrefois.
— Excepté les vôtres, naturellement !
— Naturellement ! s’exclama-t-elle en éclatant de rire.
Elle se retourna en entendant la pluie fouetter les fenêtres. Roxby, en terrien qu’il était, pouvait se permettre de ne pas s’en soucier. Mais elle, fille de marin et sœur de l’officier de marine le plus respecté depuis la mort de Nelson, murmura : « Mon Dieu, être en mer un jour comme celui-ci…»
Mais Roxby somnolait déjà au coin du feu.
J’ai tout, se disait-elle. Une belle maison, une position enviable dans la société, deux beaux enfants et un mari qui m’aime tendrement.
Pourtant, elle n’avait jamais oublié le jeune homme qui lui avait donné son cœur voilà si longtemps, et elle le voyait parfois dans ses rêves avec sa vareuse bleue et ses parements blancs, son visage si ouvert, des cheveux aussi blonds que ceux de Valentine Keen. Elle pensait en ce moment à lui comme s’il avait été là, dehors, bravant la mer et la tempête, comme si un beau jour il allait surgir dans la maison, et que ni l’un ni l’autre n’auraient vieilli ni changé.
Elle sentit sa gorge se nouer dans un sanglot et murmura : « Oh, Martyn, où es-tu ? »
Seule la pluie lui répondit.
Lady Catherine Somervell arpentait sa chambre. Elle s’arrêta pour écouter la pluie qui tambourinait sur le toit avant de redescendre à gros bouillons par les gouttières.
Une bonne flambée brûlait dans la cheminée et, en dépit du froid mordant qui régnait dehors, la maison était tiède et confortable. Elle avait pris un bain chaud et frissonnait encore des frictions vigoureuses que lui avait prodiguées Sophie sur le dos et les épaules. Finalement, elle avait bien fait de ne pas aller à Fowey ou de ne pas rejoindre les amis de Roxby à St Austell : toutes les routes, y compris les plus importantes, devaient être inondées ou transformées en pièges boueux, pour les chevaux comme pour les voitures.
Tout le monde avait été gentil avec elle, même l’agent du tribunal de prise qui avait fini par surmonter la surprise que lui avait causé le fait de devoir négocier avec une femme.
Elle se versa un peu du café préparé par Grâce Ferguson qui avait discrètement posé près de la tasse un verre de cognac.
Cela faisait du bien de revenir chez soi, d’autant qu’elle avait trouvé en rentrant Valentine Keen, arrivé juste avant elle avec sa jeune épouse.
Elle les imaginait, dans la grande chambre au bout du corridor. Peut-être déjà dans les bras l’un de l’autre, épuisés d’avoir fait l’amour. Ou paisibles, comme ils s’étaient montrés pendant le souper, incapables de penser à autre chose qu’à ceci : ils allaient bientôt être séparés. Le commodore Keen, puisque tel était dorénavant son titre, n’arrêtait pas de donner des nouvelles de son fils resté dans le Hampshire. L’une de ses sœurs avait insisté pour garder l’enfant afin qu’ils puissent faire ce voyage ensemble.
Catherine s’était demandée si la véritable raison n’était pas de la ménager, car elle avait confié un jour à Zénoria qu’elle ne pouvait avoir d’enfant. Mais elle ne lui avait pas dit pourquoi et ne le ferait jamais.
Chaque fois qu’elle avait poussé Keen à parler de sa nouvelle affectation, elle avait perçu une lueur de tristesse dans les yeux de Zénoria. Ils allaient connaître une nouvelle séparation, si vite après la fin dramatique du Pluvier Doré et leurs retrouvailles, après la joie que leur avait donnée la naissance de leur enfant. Tout cela allait leur être enlevé dès que Keen aurait rejoint son escadre.
Elle avait ressenti une pointe de jalousie lorsque Keen lui avait dit qu’il avait une chance de voir Richard, avant ou après avoir conduit ses bâtiments au Cap. On préparait l’invasion de l’île Maurice, Keen en était presque certain, afin de mettre un terme une fois pour toutes aux attaques constantes contre la navigation.
— Croyez-vous que ce sera difficile, Val ?
Il avait paru presque détaché.
— Il est toujours plus facile de défendre une île que de s’en emparer. Mais si nous arrivons à rassembler assez de troupes, et si c’est Sir Richard qui prend la barre, cela devrait être possible.
Catherine n’avait pas osé regarder la jeune femme lorsque Keen s’était exclamé, enthousiaste :
— Nous allons nous retrouver en famille, et Adam en sera !
Cela aussi l’avait peut-être abattue. Les marins devaient prendre la mer, même ce pauvre Allday avait dû faire un choix bien difficile.
Elle songea à la lettre qui l’attendait à son retour de Fowey. Richard lui avait écrit de Gibraltar. Elle se tourna soudain vers la fenêtre, la pluie avait faibli et une nappe de lumière lunaire éclairait la maison. Novembre, et sa première lettre. C’était peut-être le début d’une longue série.
Sa lettre était pleine d’amour et de tendresse et les milliers de milles qui les séparaient la rendaient plus émouvante encore. Il ne parlait guère de la Walkyrie et de son commandant, il ne parlait pas non plus d’Adam, sauf pour lui dire qu’ils allaient quitter le Rocher sans attendre que l’Anémone les ait ralliés.
« Chaque nouveau jour dresse un obstacle entre nous, chère Kate, et si tu ne viens pas me retrouver pendant les quarts de nuit, tout mon être se languit de toi. Une nuit, voilà quelque temps, alors que nous remontions le long du cap Finistère et que le vent essayait de nous drosser sur la côte, tu es venue. La chambre était noire comme du goudron, mais tu étais là, debout près des fenêtres de poupe, tes cheveux volaient au vent alors même que l’endroit était clos. Tu m’as souri et je me suis précipité pour te saisir. Mais, lorsque je t’ai embrassée, tes lèvres étaient glacées. Et je me suis retrouvé seul, en pleine possession de mes moyens, car ta visite m’avait donné une force nouvelle. »
Elle s’assit au bord de leur lit et ouvrit les lettres une fois encore. Timide, parfois hypersensible, c’était un homme qui donnait tant, que les autres en exigeaient toujours davantage. Il est plus facile de défendre une île que de s’en emparer. Quel effet bizarre, entendre Keen énoncer cette opinion. Encore une chose qu’il avait apprise de Richard, comme tant d’autres qu’elle avait connus : Oliver Browne, Jenour, et bientôt peut-être, son nouvel aide de camp, George Avery.
Dans un mois, ils allaient entamer les préparatifs de Noël. Tout passait si vite… Et pendant tout ce temps-là, elle allait attendre avidement des nouvelles, guetter le petit postier, écrire à Richard en se demandant quand ses lettres lui parviendraient.
Elle lissa son lit du plat de la main. A l’endroit où elle s’était donnée tant de fois. Le lit était préparé pour la nuit, Sophie y avait déposé une chemise de nuit comme elle le faisait toujours.
Comment Zénoria allait-elle prendre cette séparation ? Elle était à peine remise de la précédente, lorsqu’elle avait su la nouvelle bouleversante du naufrage.
Adam lui avait appris lui-même ce qui s’était produit. Etait-ce alors que tout était arrivé entre eux ?
Elle se leva et s’approcha de la fenêtre. La plupart des nuages s’étaient évanouis, les derniers survivants défilaient doucement vers le sud-ouest et la lumière de la lune leur donnait l’apparence de blocs massifs.
Catherine prit sa chemise et resta nue un moment avant de jeter sa robe sur une chaise.
Elle regarda la grande glace sur pied devant laquelle elle se tenait avec Richard, elle voyait sa main qui la déshabillait avec une lenteur exquise. Cette main vigoureuse qui parcourait son corps, qui l’explorait comme elle le suppliait de le faire.
Puis elle ouvrit en grand la fenêtre. L’air frais sur son corps nu la fit presque suffoquer.
« Je suis là, Richard. Là où tu es. Je suis avec toi ! »
Et, dans le silence qui s’était fait, elle crut l’entendre crier son nom.
Sir Paul Sillitœ observait les voitures qui luisaient comme du métal sous le crachin persistant. Il se demandait comment il faisait pour supporter cette existence. Il possédait deux propriétés en Angleterre et une plantation à la Jamaïque, où il aurait pu échapper à ce froid qui lui glaçait les os.
Il savait exactement pourquoi il vivait ainsi et ce mécontentement passager n’était lui-même qu’une facette de sa nature impatiente.
On était en novembre, il n’était pas encore trois heures de l’après-midi, et on ne voyait déjà plus jusqu’à l’autre côté de la rue. Londres était mouillé, froid, pitoyable.
Il entendit l’amiral Sir James Hamett-Parker qui revenait dans la pièce et lui demanda :
— L’escadre est-elle prête à appareiller, sir James ?
L’amiral paraissait soucieux. Peut-être Hamett-Parker trouvait-il ce projet plus difficile qu’il n’avait cru ? Il songea à Godschale, qui se trouvait désormais à Bombay. Lui, même lui, était meilleur par certains côtés. Mais il allait certainement dénicher une femme pour alléger son fardeau. Sillitœ savait que la femme de Hamett-Parker était morte. Il sourit intérieurement. Morte d’ennui, probablement.
— J’ai envoyé mes ordres aujourd’hui même. Dès que le commodore Keen s’estimera satisfait, je lui ordonnerai de se préparer à prendre la mer.
Il se tourna vers Sillitœ, cachant à peine le peu de considération qu’il lui inspirait.
— Y a-t-il du nouveau chez le Premier Ministre ?
Sillitœ haussa les épaules.
— Lorsque le duc de Portland a décidé de démissionner de ce poste prestigieux, à cause de son mauvais état de santé, à l’entendre en tout cas, nous nous attendions à assister à certains changements, au moins à un changement de stratégie. Et le mois qui suit, nous voilà gratifiés d’un autre tory, Spencer Perceval, qui, si on lui en laisse le temps, risque de faire encore plus de dégâts que le duc.
Hamett-Parker restait assez pantois de voir Sillitœ afficher ainsi son antipathie. C’était dangereux, même entre amis. Mais le pire était à venir.
— Avez-vous songé, sir James, que, sans chef digne de ce nom, nous nous retrouvons exposés à toutes sortes de périls ?
— Les Français ?
Les yeux profondément enfoncés de Sillitœ se mirent à briller quand il répondit :
— Pour une fois, ce ne sont pas les Français qui sont notre ennemi. La pourriture est à l’intérieur.
Il s’échauffait.
— Je veux parler de Sa Majesté. Personne ne voit donc que c’est un fou furieux ? Et chaque ordre, sur terre ou en mer, doit être soumis à son approbation.
Hamett-Parker jeta un regard aux portes fermées et répondit, un peu mal à l’aise :
— Mais il est le roi. Il est du devoir de chacun de…
Il eut l’impression que Sillitœ lui sautait dessus.
— Alors, amiral, vous êtes bien bête ! Si cette opération contre l’île Maurice échoue à cause de ses hésitations, croyez-vous une seule seconde qu’il en assumera la responsabilité ?
L’amiral avait l’air sérieusement inquiet.
— Par la grâce de Dieu, vous en souvenez-vous ? Comment un monarque peut-il être tenu pour responsable de quoi que ce soit ?
Il tapa sur la table.
— Il est fou, mais c’est vous qui servirez de bouc émissaire. Et vous savez parfaitement ce qu’est une cour martiale, inutile que je vous le rappelle.
Hamett-Parker explosa :
— Je ne souffrirai pas davantage votre impudence, bon sang ! Ce que vous me proposez est tout bonnement de la trahison !
Sillitœ se pencha pour regarder par la fenêtre un peloton de dragons qui passait ; leurs manteaux paraissaient noirs sous la pluie.
— Son fils aîné sera couronné un jour ou l’autre. Priez seulement le Ciel qu’il ne soit pas trop tard.
Hamett-Parker se redressa dans son fauteuil. Pas besoin de se demander pourquoi il avait l’oreille du Premier Ministre, ni même celle du roi. Apparemment, Sillitœ était parfaitement à l’aise avec eux. Il essaya de ne pas penser à sa grande demeure, qui avait été celle d’Anson. Tout comme Godschale, il pouvait tout perdre. Même les lords de l’Amirauté n’étaient pas à l’abri des sanctions.
— Etes-vous en train de me dire que les gens n’aiment pas leur roi ?
Sillitœ ne se permit pas de sourire. Il avait dû en coûter à l’amiral de lui poser une question aussi indiscrète.
— Il serait plus juste de dire que le roi ne les connaît pas et se moque d’eux comme d’une guigne !
Il attendit un moment.
— Imaginez que vous donniez une réception superbe en votre hôtel de Londres ?
Il savait que Hamett-Parker n’en avait pas d’autre, mais c’était une petite flatterie facile.
— Quel intérêt cela aurait-il ? demanda l’amiral.
— Vous voulez dire, pour vous ? – et il enchaîna avant que Hamett-Parker ait eu le temps d’exploser comme d’habitude : Invitez des gens connus, des gens qui comptent, détestés même, et ne vous limitez pas aux officiers ou aux fonctionnaires qui ont des faveurs à proposer.
— Mais, l’an prochain…
— L’an prochain, sir James, il sera impossible de faire quoi que ce soit pour le roi ou de le manipuler. Son fils aura pris sa place.
Il attendit pour lire l’effet de cette déclaration sur le visage de son interlocuteur : le doute, la crainte, chez un homme dont on disait qu’il était un petit tyran.
— Je devrais donc l’inviter, c’est ce que vous voulez dire ?
Sillitœ haussa les épaules.
— Simple suggestion. Je suis certain que le Premier Ministre l’appuierait.
Il vit qu’il avait marqué un point, comme lorsqu’un duelliste tombe alors que vous croyez avoir manqué votre cible.
— Il faut que j’y réfléchisse.
Sillitœ eut un sourire : la bataille était presque gagnée. Il dit doucement :
— Vous avez atteint le poste le plus enviable qui soit dans la marine. D’autres auraient pensé depuis le début que c’était impossible – il laissa s’égrener les secondes : Perdre votre position ne ferait de bien à personne, à commencer par vous.
— Je n’ai jamais demandé la moindre faveur à qui que ce soit !
Sillitœ resta impassible. On croirait entendre Thomas Herrick.
Il répondit simplement :
— C’est admirable.
Le même lieutenant de vaisseau qu’à son arrivée entra en annonçant :
— La voiture de Sir Paul est là, sir James.
Hamett-Parker le congédia d’un geste en se demandant depuis combien de temps il écoutait dehors.
Sillitœ ramassa son manteau et se dirigea vers les portes.
— Je vais marcher un peu, cela m’aide à mettre mes idées au clair – et, s’inclinant légèrement : Je vous souhaite une excellente journée, sir James.
Il descendit le bel escalier, passa devant le portier et sortit sous le crachin.
Son cocher leva son fouet pour lui faire signe. Il savait où le retrouver, c’était un homme de confiance, sans quoi il n’aurait pas été au service de Sillitœ.
Il y avait peu de monde dans les rues. Sillitœ marchait sans les voir, plongé dans ses pensées. Il était à chaque fois surpris que Hamett-Parker ne se montre pas plus combatif.
Puis ses réflexions le menèrent à Lady Catherine Somervell et à ce qu’il allait lui dire. On ne l’avait pas mise sur cette terre pour qu’elle aille s’enterrer en Cornouailles au milieu de pêcheurs et de laboureurs. Et elle n’allait pas non plus passer sa vie à cacher une aventure dans une petite maison de Chelsea. De temps en temps, elle devait bien se rappeler son mariage avec le vicomte Somervell, les grandes occasions où on la présentait comme il convenait. Elle devait deviner quelle influence était celle de Sillitœ à l’Amirauté et au Parlement. Deux mots, par écrit ou par oral, et Bolitho reviendrait de ses campagnes incessantes, de la menace de se faire tuer qu’elles faisaient peser en permanence sur lui. Elle pouvait aussi comprendre qu’il était en mesure de persuader un bigot comme Hamett-Parker de l’empêcher de rentrer, sort que l’on avait imposé au meilleur ami de Nelson, Lord Collingwood.
Cette réception qu’il avait suggérée à l’amiral était la première étape.
Il songeait aux dernières nouvelles rapportées par ses espions : Catherine avait acquis un vieux brick charbonnier mis en vente par un tribunal de prise cornouaillais. Était-ce pour impressionner l’homme qu’elle ne pourrait jamais épouser, pour lui montrer qu’elle était capable de tendre le bras et de le toucher quand elle le voulait ? Il doutait que ce fut là son seul motif. C’était peut-être cet aspect mystérieux qui l’excitait et l’attirait comme chez aucune autre.
Il s’arrêta à la porte d’une maison dans une rue tranquille et, après avoir inspecté les environs, tira sur le cordon de la cloche.
Pendant un bon moment, il allait pouvoir se perdre dans un univers d’amusement et de paillardise où la politique et son pouvoir n’avaient pas leur place. Il sourit lorsque la porte s’entrouvrit. Après tout, les putains étaient peut-être les seules personnes honnêtes.
La femme étouffa un juron :
— Oh, sir Paul ! Quel plaisir de vous voir ! Elle vous attend là-haut !
Il leva les yeux vers la cage d’escalier plongée dans la pénombre. Pendant son passage ici, il allait penser à Catherine. A ce que cela serait avec elle.